Par Gaëtan CONSTANT
C’est non sans émotion que je vais vous présenter cette délibération. Ça fait quelques temps, si ce n’est depuis le début du mandat qu’on travaille dessus, que ce soit avec les services, que ce soit avec les villeurbannaises et villeurbannais qu’on a pu rencontrer. Et c’est donc avec toute cette émotion et tout mon cœur que je vais lire ces quelques mots.
Zhohra, 58 ans, villeurbannaise :
« Maintenant, c’est nous qui faisons tout avec l’informatique. Avant, c’était l’administration qui faisait. Des gens perdent leurs droits à cause de ça, c’est trop compliqué. »
Dès 2019, le Défenseur des droits alertait les pouvoirs publics sur le fait que, je cite « Les effets de la dématérialisation des procédures administratives se traduisent pour beaucoup d’usagers par un véritable recul de l’accès à leurs droits. »
Du côté des chercheurs comme de celui des habitants, des associations et des agents de la fonction publique, le constat est unanime. La numérisation à marche forcée des services publics exclue une partie des citoyens et détériore l’accès aux services du quotidien.
Cette numérisation de l’accès au service public est tout à fait volontaire. En 2017, le premier gouvernement d’Emmanuel Macron a lancé un programme baptisé « Action Publique 2022 », qui visait à rendre l’accès à tous les services publics numérisés d’ici à l’année 2022. C’est presque chose faite aujourd’hui.
Mais si la numérisation permet à certaines personnes de mieux accéder à leur droits, c’est loin d’être le cas pour tout le monde.
Beaucoup de français ne sont pas à l’aise avec l’outil informatique. Aujourd’hui, on estime que 13 millions de personnes sont illectroniques. 13 millions de français, c’est donc une personne sur cinq qui peine quotidiennement à utiliser l’informatique. Je vous laisse faire les conclusions sur cette assemblée.
Les outils numériques ont un coût qui ne devrait reposer que sur l’administration et être financé par nos impôts. Ce n’est pas aux usagers de devoir acheter un ordinateur et un abonnement à internet pour devoir accéder à leurs droits. 22% de la population ne possède ni ordinateur, ni tablette à domicile, et que 15% n’a pas de connexion internet. Certaines zones du territoire national ne sont d’ailleurs couvertes par aucun réseau internet.
Et même en possédant une connexion, un ordinateur et les compétences numériques nécessaires à la vie quotidienne, la différence entre rechercher une recette de cuisine et remplir sa déclaration d’impôt en ligne est très différentes. N’importe quelle personne peut se retrouver en difficulté pour répondre à l’administration, dès lors qu’elle n’a pas les compétences administratives de nos agents publics.
L’illectronisme, ce n’est pas une difficulté qui est réservée à une seule catégorie de la population : nous pouvons tous et toutes, à un moment de notre vie, être concerné·es par des difficultés liées au numérique.
Parallèlement à la dématérialisation express de l’accès aux services publics, le Défenseur des droits a vu ses réclamations augmenter drastiquement pour ce type de demandes. 80% de celles réalisées par les usagers et usagères entre 2020 et 2021 portait sur la numérisation des services publics. Et ce taux a augmenté de 18% en une seule année !
Plus profondément, la numérisation peut entraîner un sentiment d’humiliation pour les usager·es, de la colère, et exacerber les tensions sociales. Subie, la digitalisation des services publics est à l’origine d’une fracture numérique qui peut laisser chacun·e de côté à un moment de sa vie, et entraîner des situations de discrimination.
J’ai profité de ces derniers mois pour aller interroger des villeurbannais et villeurbannaises sur leur rapport au numérique et au service public. Même si les services publics municipaux sont déjà tous accessibles en physique, beaucoup de nos concitoyens sont dépassés par la numérisation des services d’État.
Il y a Zhohra, que j’ai déjà citée en introduction ;
- mais aussi Remzi, 23 ans, pour qui je cite « C’est une vraie galère. Je dois me déplacer pour prendre rendez-vous à Pôle Emploi et ensuite y retourner parce que ça ne marche pas sur internet. Ma mère ne parle pas français, je dois faire pour elle. » ;
- ou encore Emile, 58 ans : « Je demande à mes enfants pour les démarches. Tout seul, je ne peux pas. C’est compliqué pour moi, je préfère me déplacer. »
- ou bien Rahamatou, 65 ans : « Oui, j’aime pas le téléphone mais je n’ai pas trop le choix. Je ne sais pas faire, je demande à mes enfants. On subit. »
Même les plus jeunes ont un rapport ambigu au téléphone connecté, qui rend tout plus simple, mais qui nous rends aussi toujours plus dépendants et dépendantes, comme Sofia, 37 ans, pour qui, je cite « Le téléphone occupe de l’espace mental, c’est anxiogène, pourtant j’en ai un. A la maison, on doit poser des règles, on laisse le téléphone à l’entrée. Sinon on passerait notre temps dessus ».
Le tout numérique ne peut donc pas être la solution pour que chacun et chacune puisse accéder à ses droits.
C’est pourquoi je vous présente aujourd’hui cette délibération. Villeurbanne va s’engager à faire ce que l’État devrait imposer : un droit, pour tout le monde, d’accéder à tous les services publics municipaux ou étatiques sans passer par internet. Nous l’avons appelé le droit au non-numérique. Depuis un an que nous préparons cette délibération, avec les services de la ville que je remercie, nous avons cartographié tous nos services publics pour voir comment appliquer concrètement ce droit. Car il ne suffisait pas d’une incantation politique, c’est un véritable travail de fond sur l’ensemble des services proposés qu’il a été nécessaire de réaliser, afin de détecter quels problèmes pouvaient entraîner ce type de décision. C’est aujourd’hui sereinement que nous avançons sur ce chemin.
Je profite donc de ce moment pour remercier les services, les militantes et militants qui m’ont accompagné·es sur le travail de terrain, et notre assistante de groupe Villeurbanne Insoumise Ensemble ! pour tout le travail réalisé.
Concrètement, l’engagement de la ville sera de :
- garantir l’alternative non-numérique pour chaque service qu’elle propose ;
- mettre en place un réseau de vigilance interne et avec des partenaires du réseau inclusion numérique villeurbannais, pour vérifier que nos services publics restent bien accessibles par une voie non-numérique ;
- en enfin, et c’est ce que je commence aujourd’hui, développer un plaidoyer politique et d’interpellation des institutions locales et nationales ne respectant pas ce droit sur notre territoire.
Je voudrais finir cette intervention en prenant un peu de recul sur le développement du numérique à tout va. Que ce soit dans les services publics, au restaurant, pour réserver une voiture en auto-partage ou un Vélo’v, il faut désormais un téléphone connecté.
Or, nous le constatons à Villeurbanne, les gens le constatent sur leur facture d’électricité et de gaz : les coûts de l’énergie augmentent parce que le temps de l’énergie abondante s’éloigne lentement. C’est la même chose pour les matières premières qui se font de plus en plus rares. Les choses ne vont pas aller en s’améliorant, surtout si l’on prend en compte l’inaction du gouvernement en matière d’économie circulaire et, plus généralement, en matière d’inaction écologique.
Alors que la sobriété est aujourd’hui vitale, quel sens y a-t-il à promouvoir la société du tout-numérique ?
Je laisse les derniers mot à Luciano, prof de capoeira, 50 ans : « Le portable, ça rapproche ceux qui sont loin, mais ça éloigne ceux qui sont près. » Je vous laisse y réfléchir.